Papa, qui sommes-nous?
Cette question Chafik me l’a posée vers ses quinze ans. Il devait porter un corset pour corriger sa cyphose que n’avions pas vu démarrer et qui, déjà tardive pour être proprement corrigée, nous préoccupait immensément, Françoise et moi. A moins que ce soit plus tard? Ou plus tôt? Je ne sais plus. Ah que c’est dur d’écrire de mémoire lorsque la mémoire fuit. Qui plus est un ouvrage de mémoire!
Mais la mémoire et l’identité sont devenues un terrain de combat en ce début de XXIe siècle. Les égolos essayent de nous les voler. Ils essayent d’infiltrer nos esprits pour imposer leurs égos et leur vision du monde centrée sur leurs égos. Un monde du début du XXe où les british cherchaient à amasser des territoires coloniaux dans des buts bassement commerciaux et d’exploitation à leurs profits de ces richesses lointaines tandis que les français eux avaient des buts bien plus nobles de faire cadeau à ces peuplades sauvages et primitives de la civilisation, La Civilisation, la seule, la grande, la civilisation des Droits de l’Homme, la civilisation française.
Les français, mes ancêtres, ont mis trois ans pour corriger l’affront d’un coup d’éventail et débarquer à Alger, puis une fois sur place ont été tellement touchés par la pauvreté intellectuelle et matérielle des indigènes, mes ancêtres, qu’ils se sont immédiatement donnés une mission civilisatrice qui n’a fait que s’étendre. L’Algérie d’abord, puis le Levant, puis le Soudan. Quelle prodigieuse générosité! Grâce à elle, j’existe. Sans elle, mes arrières-grands-parents italiens, tout juste mariés à Trapani, n’auraient pas décidé de faire leur voyage de noces à Constantine puis d’y rester pour y produire de belles bottes pour de beaux officiers. Sans elle, mon arrière-grand-père français n’aurait pas décidé d’accepter/demander une mutation de professeur de gymnastique de Toulouse vers Constantine. Sans elle, mon père ne se serait pas lié d’amitié avec un de ses surveillants de lycée un peu plus âgé et n’aurait pas épousé la nièce de celui-ci. Sans elle, je n’existerais pas et donc vous ne seriez pas mon lecteur.
Chafik a eu une adolescence plus tourmentée que Salima ou Skander. Je ne l’ai pas vu grandir. J’étais là à tous moments mais ma mémoire n’imprimait pas, préoccupée par mes responsabilités et mon effort de compréhension et d’adoption à un environnement toujours plus ou moins étranger, toujours plus ou moins hostile. Enfant, Chafik, avec sa belle chevelure blonde bouclée, m’avait donné l’occasion de faire de splendides photos. Un jour, il est tombé entre le quai et l’arrière de notre petit bateau et j’ai immédiatement et instinctivement plongé pour l’attraper par ses cheveux blonds et bouclés dans sa phase encore descendante. Un jour, dans les arbres du jardin de notre immeuble, il prend une balançoire sur le front et se fait la même petite cicatrice au front que je porte. La mienne je la porte aussi depuis mon enfance, ayant descendu à toute allure les escaliers en marbre blanc de notre villa en terrasses rose brique et ayant glissé sur le pipi de notre chienne de garde, Richa.
J’étais fier de mes photos et de ma famille. Dans le premier bureau que j’ai occupé à la Banque, j’avais placé une photo de Salima et Chafik courant nus sur la plage de Séraïdi, un peu avant la naissance de Skander. C’était un dimanche de vacances d’hiver et nous étions partis nous promener dans la forêt puis nous avons pris la longue descente vers la plage. C’était l’hiver mais le soleil était chaud et bon. Les enfants voulaient se baigner et comme nous étions seul sur cette plage déserte et isolée, nous les avons laissés aller dans l’eau tous nus. Retour au bureau. Les enfants couraient nus mais la photo était décente car prise de profil et avec la bonne jambe en avant. Une collègue française m’a un jour informé l’air plutôt gêné que le sens de la décence aux États-Unis était plutôt différent du mien et qu’il valait mieux retirer la photo.