Célébrons le 19 mars 1962

Célébrons le 19 mars 1962 comme il faut, célébrons l’enterrement de la politique coloniale française!

Célébrons la disparition de la notion de sujet français, personne qui avait la nationalité française sans être citoyen français et sans les droits civiques correspondants, sans le droit civil français mais avec un droit coutumier de remplacement.

Célébrons la disparition de cette monstruosité juridique discriminatoire et qui dérogeait à plusieurs grands principes du droit français, célébrons la disparition du régime de l’indigénat.

Célébrons la disparition des collèges électoraux multiples et la disparition des manipulations administratives des élections.

Célébrons le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Célébrons la devise de la France: Liberté, Egalité, Fraternité.

 

 

Le capitaine émir Khaled

Papa, qui sommes-nous? Nous sommes le capitaine émir Khaled.

L'Emir KhaledKhaled, né à Damas en 1875, est le petit fils de l’émir Abdelkader. Il fait ses études d’abord chez les pères lazaristes à Damas puis au Lycée Louis-le-Grand à Paris et finalement à Saint-Cyr où il est bien noté. Parfaitement bilingue arabe-français, il donnera ultérieurement des cours d’arabe aux militaires français et des cours de français aux soldats algériens. A son arrivée à Saint-Cyr on lui parle du colonel Mohamed Ben Daoud qui a été le premier (promotion n°41, 1856-1858) Saint-Cyrien algérien indigène et qui a ensuite obtenu la naturalisation française ce qui lui permettra de devenir colonel de spahis et grand officier de la légion d’honneur. L’exemple à suivre? On l’enregistre dans la promotion n°78, 1893-1895 «en attendant qu’il se fasse naturaliser français avant sa sortie de l’Ecole».

Malheureusement le colonel Ben Daoud (né en 1837) restera longtemps associé dans la culture populaire algérienne avec le dicton: « un Arabe demeure un Arabe même si c’est le colonel Ben Daoud ». Ce dicton fait référence à un incident où le colonel se voit refuser le droit d’entrer à une réception officielle alors que des officiers français moins gradés y sont ostensiblement admis.
Citons également Chérif Cadi (né en 1867 près de Souk Ahras), orphelin, qui passe à l’âge de onze ans de l’école coranique à l’école publique et
qui en neuf ans seulement, non seulement apprend le français et rattrape son retard retard scolaire, mais aussi intègre Polytechnique (142e sur 225) en 1887 en tant qu’indigène. Il demande et obtient la naturalisation française en 1889 à sa sortie et se fait alors appeler « Yves ». Il fait une carrière militaire dans l’artillerie. En 1897 il est lieutenant d’artillerie à Philippeville (maintenant Skikda) lorsqu’il échappe à un incendie, ce qui ravive sa foi. Pendant l’affaire Dreyfus il prend position pour les dreyfusards.

Mais au début 1895 il quitte l’école quelques mois avant le temps prévu avec un mystérieux «par faveur» inscrit à son dossier. En fait c’est le moment où son père, l’émir El Hachemi, manifeste du mécontent sur le traitement qu’il a reçu depuis son retour volontaire en Algérie en 1892 et le pouvoir colonial réagit en assignant toute la famille à résidence à Bou Saada pour empêcher son départ. C’est l’arbitraire habituel permis par le régime de l’indigénat. En avril 1896 cependant, le général Antoine Collet-Meygret commandant la division d’Alger obtient du pouvoir civil colonial la levée de cette peine administrative et Khaled est réadmis en mai dans la promotion n°80 1895-1897 de Saint-CyrEmir Khaled à Saint-Cyr. Il pouvait donc demander à l’administration coloniale (qui pouvait arbitrairement la refuser) une naturalisation individuelle pour échapper au statut inférieur de sujet français mais avec renonciation du statut personnel musulman ce qu’il refuse maintenant de faire. Khaled reçoit une pension des Affaires Etrangères à titre de descendant de l’émir Abdelkader.

Le statut personnel musulman des indigènes d’Algérie date du senatus-consulte de 1865 qui fait la discrimination juridique entre citoyens français et sujets français indigènes. Pour ces derniers il remplace le droit civil français par le droit coutumier, qui pour les musulmans est coranique (mariage, divorce, successions, etc.).
On verra plus loin que les coloniaux étaient profondément opposés à toute amélioration du statut des indigènes, mais sur ce point précis, il recevra l’appui de tous ceux qui utilisaient la religion comme facteur fédérateur dans la lutte contre les iniquités du colonialisme et qui ostracisaient ceux qui abandonnaient ce statut personnel.

Khaled entame ensuite une carrière d’officier au titre indigène, d’abord pour sept ans dans un régiment français puis aux spahis algériens.1900 Spahi By Jp.negre at fr.wikipedia A 33 ans il est promu capitaine pour sa brillante conduite au feu lors de la campagne de la Chaouïa au Maroc en 1908 et crève alors le plafond de verre pour un officier indigène non-naturalisé dont le plus haut grade possible était alors lieutenant. Lors de cette campagne, avec l’accord de ses supérieurs immédiats, il intervient dans le conflit dynastique que la campagne a déclenché mais cette action déplait à son général de division, Hubert Lyautey, qui deviendra une icône des coloniaux, qui se méfie de lui et obtient sa mise à l’écart du Maroc lors d’opérations ultérieures de son escadron en 1912 en notant: « Je le connais fort bien. Je fais même grand cas de son intelligence et de sa fidélité à ses origines et aux traditions de sa race. Mais il a été encombrant en 1908. C’est un élément de trouble ». Khaled retrouvera plusieurs fois le puissant Lyautey sur son chemin. Le général de division Maurice Bailloud, commandant le XIXe corps à Alger l’apprécie et plaide sa cause mais ne peut faire infléchir Lyautey. Il prend alors Khaled dans son état-major particulier. On lui accorde aussi une pension supplémentaire et le grade de chevalier de la légion d’honneur. Khaled a cependant été blessé d’être traité comme suspect et, découragé, quitte l’armée pour d’abord demander une concession de terres domaniales que l’appareil colonial lui refuse puis aborder la lutte pour les droits civiques en 1913.

En 1912 la conscription des indigènes devient obligatoire car les effectifs militaires étaient en baisse depuis 1905 suite à la réduction du service actif à deux ans et surtout en 1911, le coup d’Agadir et le réarmement allemand ont fait rechercher aux militaires français de nouveaux effectifs. La durée du service actif est injustement fixé à trois ans pour les indigènes alors qu’il n’est encore que de deux ans pour les citoyens français. Ce changement unilatéral sans compensation n’est pas apprécié par les indigènes dont certains décideront même de s’exiler en terre islamique pour y échapper. C’est le tout premier mouvement d’une tectonique qui conduira à une séparation
qui deviendra de plus en plus inévitable. Le changement n’est pas plus apprécié par les coloniaux qui veulent éviter d’une part d’enseigner le maniement des armes aux indigènes et d’autre part d’avoir un jour à leur donner plus de droits en compensation pour ce devoir supplémentaire. Et c’est essentiellement pour cette dernière raison que le changement est par contre accepté par le mouvement des Jeunes Algériens (nom qui fait référence aux Jeunes Turcs qui ont pris le pouvoir en Turquie en 1908).
Le lieutenant devenu maintenant capitaine Chérif Cadi prend position pour la conscription et l’assimilation par la scolarisation massive.

En 1914 Bailloud qui a pris sa retraite de l’armée se présente aux élections législatives d’Alger comme défenseur isolé de la « cause franco-musulmane » contre le député Emile Broussais défenseur de l’ordre colonial. Il recevra l’appui de Khaled et des Jeunes Algériens, ce qui déclenchera une campagne de haine, de rancœur et de calomnie contre lui dans les média coloniaux et il sera battu car sa cause était très minoritaire dans le collège électoral des Français d’Algérie. Les indigènes votaient dans un collège électoral séparé. L’historien Charles-André Julien parlera plus tard de l’opposition « biologique » des leaders coloniaux aux réformes améliorant la situation des indigènes, si minimes soient-elles. En 1914, ils repoussent les projets de suppression des impôts arabes, exigent le maintien intégral du régime de l’indigénat, condamnent la formation d’intellectuels algériens (officiellement pour ne pas en faire des « déclassés » et des « aigris ») et se dressent contre l’octroi plus large de la citoyenneté.

Le régime de l’indigénat est une monstruosité juridique discriminatoire qui déroge à plusieurs grands principes du droit français. Il consiste en une série de mesures temporaires et exceptionnelles mais qui sont renouvelées en permanence.
On a vu que l’administration avait le pouvoir d’assigner à résidence sans jugement la famille El Hachemi en particulier et les indigènes en général. Elle pouvait aussi les interner dans des camps ou prendre des sanctions collectives.

Lorsque Khaled se joint à eux pour devenir son fer de lance, le mouvement Jeune Algérien rassemblait depuis déjà quelques années une élite intellectuelle plaidant pour l’assimilation et des revendications politiques raisonnables tendant vers l’égalité des droits civiques et politiques. En France des hommes politiques libéraux penchaient pour admettre ces évolués pour ne pas en faire des révoltés. Mais en Algérie, l’appareil colonial (administration, gros colons, élus ultras, presse partisane et les vieux et fidèles serviteurs qui leurs étaient liés), manquant de clairvoyance, les combattait par tous les moyens. Khaled avait un langage fier et politique qui mêlait la glorification du passé arabe ancestral à la revendication d’une authentique politique d’association entre deux peuples. Il était considéré comme indépendant mais loyaliste à Paris et ennemi public à Alger.

1917 Spahis OiseA la déclaration de guerre de 1914, il se réengage aussitôt dans les goumiers volontaires. On se prépare à l’envoyer au moyen orient pour ouvrir un front contre l’Empire Ottoman en alliance/concurrence avec les Britanniques et déclencher une révolte arabe, mais l’appareil colonial s’y oppose et il est alors envoyé au front français. En septembre 1914, les armées impériales allemandes sont défaites à la première bataille de la Marne, pivotent et tentent alors de forcer le passage à l’ouest. La situation est dramatique car la région du Nord est quasiment dépourvue de troupes d’active. En urgence, le général Joseph Joffre, chef d’état-major général, envoie les 1250 cavaliers du 1er régiment de spahis auxiliaires algériens commandé par le lieutenant-colonel François Sarton du Jonchay qui débarque du train en gare d’Arras.  Ils stoppent les charges des uhlans du prince Rupprecht de Bavière. Les spahis entrent ensuite dans Douai où Khaled est photographié (à gauche)1914 Douai Emir Khaled goumiers partant en éclaireurs. Ils tentent de rétablir la liaison avec l’armée belge à Tournai, mais Douai chute. Trois escadrons gagnent alors Lille où ils participent à sa défense. Khaled reçoit la croix de guerre au combat, plusieurs citations et est fait officier de la légion d’honneur. Il est cependant évacué vers Alger au bout de dix-huit mois pour tuberculose. Pendant sa convalescence il se rend au congrès de 1917 à Paris de la Ligue des Droits de l’Homme. Il termine son engagement après la fin de la guerre comme chef d’un escadron de spahis à Médéa mais sans en recevoir les galons correspondants malgré la note élogieuse de son chef le colonel Clouzet: « Je connais le capitaine Khaled depuis 21 ans .. très digne, très conscient de l’attitude et de la situation que lui impose son origine, il s’est fait des ennemis .. Je le considère personnellement comme un magnifique type de soldat, ses citations en font foi, et comme un homme de devoir, fier, réservé mais loyal et d’une haute noblesse de caractère ». Khaled n’aura donc crevé le plafond de verre qu’une seule fois. Khaled reprend alors la politique mais pour l’appareil colonial, qui exerçait une tutelle pesante sur tout élu indigène, il fallait jeter la suspicion sur lui-même et les Jeunes Algériens qui en s’affranchissant de cette tutelle devenaient suspects et il fallait essayer de les diviser, entre autres, selon des lignes Kabyles / Mozabites / Arabes et sur le sujet de la naturalisation.

A la déclaration de guerre, Chérif Cadi est nommé chef d’escadron du 113e RAL et combat dans la Somme. Il reçoit la croix de guerre avec palmes et devient officier de la légion d’honneur en 1915. En 1916 il est au fort de Douaumont pendant la bataille de Verdun et est cité à l’ordre de la 11e armée « officier supérieur remarquable, a su obtenir de son groupe soumis fréquemment à des bombardements particulièrement intenses et meurtriers, une action continue et efficace. Il a su faire de son unité un groupe d’élite très soudé et particulièrement combatif qu’on appelle le groupe Cadi ». Son bataillon est renvoyé dans la Somme mais il est évacué sanitaire souffrant de paludisme.
En Août 1916, le commandant Chérif Cadi est nommé avec trois capitaines musulmans à la mission militaire du lieutenant-colonel Edouard Brémond chargée d’acquérir deux immeubles à la Mecque et à Médine (pour la logistique des pèlerins sujets français) et surtout d’apporter un appui militaire au Chérif Hussein qui vient de lancer la révolte arabe au Hedjaz contre l’Empire Ottoman. La mission comporte un pèlerinage dirigé par Si Kaddour Benghabrit représentant la Société des Habous qui a été constituée à Alger pour effectuer cette opération. Il se fera désormais appeler Hadj Si Chérif Cadi. En novembre 1917 il est rapatrié pour raison de santé.

Le recrutement fournit 172 000 (dont 87 500 engagés) indigènes pour la Grande Guerre. Tombent sur les champs de bataille 25 700 indigènes et 22 000 Français d’Algérie. Par ailleurs, 119 000 indigènes viennent travailler en métropole pour remplacer la main d’œuvre mobilisée. A cette époque la loi Jonnart du 4 février 1919 change marginalement le statut juridique de certains indigènes d’Algérie en élargissant le corps électoral indigène à 425 000 électeurs (45 % de la population indigène) pour les élections municipales et à 100 000 électeurs (10,5 % de la population indigène âgée de plus de 25 ans) pour les élections départementales et algériennes. Cependant ces élus indigènes ont statutairement des représentations trop limitées pour être efficaces (33 % des conseils municipaux, 25 % des conseils généraux et 30 % des délégations financières – nom donné alors à l’assemblée algérienne), alors que les indigènes représentaient 86 % des 5,6 millions de population totale =>
au recensement de 1911 et ne sont pas représentés au pouvoir législatif français. Les impôts arabes, qui avaient été maintenus comme prix de la défaite, sont enfin supprimés et cela permet de faire tomber la charge fiscale moyenne par tête de 46 % à 27 % pour les indigènes. Par ailleurs la loi Jonnart confie le traitement des demandes de naturalisation à l’autorité judiciaire, mais maintient l’exigence de l’abandon du statut personnel, assoupli mais maintient le régime de l’indigénat et les juridictions exceptionnelles pour les indigènes qui ne font pas partie d’un corps électoral et maintient la séparation des deux collèges électoraux. Comme si ces statuts améliorés mais encore injustes ne suffisait pas, les élections étaient en plus manipulées par l’appareil colonial qui désignait en fait les élus indigènes (ces « Beni Oui Oui qui lèvent la main pour approuver ou applaudissent quand le commissaire du gouvernement ou le préfet donne  le signal avec son coupe-papier et encadrait leurs actions »).

Khaled fut élu successivement délégué municipal d’Alger en 1919 puis délégué financier et finalement conseiller général en 1920 battant les candidats du pouvoir colonial. Il électrisait les foules avec ses allures de grand seigneur descendant de l’émir Abdelkader, botté de rouge et ganté de blanc, visage altier sous sa barbe orientale. On lui demandait de diriger la prière publique et d’arbitrer les différents entre familles. Il demandait la suppression des lois d’exception, des communes mixtes, des territoires militaires et le rattachement pur et simple des trois départements algériens à la Métropole. Il revendiquait une représentation dans les Chambres françaises, l’accession des indigènes à la qualité de citoyens français pour une catégorie à déterminer mais dans le respect du statut personnel musulman. A la formule d’assimilation, il opposait celle « d’association dans le respect de chacun ». Il revendiquait que l’instruction primaire en français et en arabe soit rendue obligatoire pour les deux sexes et qu’une université arabe soit créée. Il voulait la suppression des récentes juridictions d’exception (mises en place après l’attaque d’un village de la colonisation en 1901). Il militait contre le régime de l’indigénat qui avait été supprimé un temps puis rétabli, et plus particulièrement pour la disparition des pouvoirs disciplinaires des administrateurs de communes mixtes.

En janvier 1918 le président américain Woodrow Wilson élabore un programme en Quatorze Points sur lesquels baser la paix mondiale. Ces Quatorze Points représentent un idéal nouveau pour l’époque car il accorde une place privilégiée au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes spécifiquement pour tous les territoires coloniaux. Ce point suscite un grand espoir dans les colonies du monde entier. En mai 1919 Khaled sait que Wilson vient juste d’envoyer dans les zones d’occupation britannique, arabe et française des anciennes provinces ottomane du Moyen Orient la commission King-Crane d’investigation et d’enquête sur l’opinion des populations sur leur avenir. Il voudrait la même chose pour l’Algérie et décide d’amorcer le processus en écrivant une lettre au président Wilson. Et quelle lettre! Quel réquisitoire anti-colonial! Elle fait bien le tour du problème colonial et des questions de droits civils, d’égalité et de justice qu’il pose:

     Monsieur le Président,
     Nous avons l’honneur de soumettre à votre haute appréciation et à votre esprit de justice, un exposé succinct de la situation actuelle de l’Algérie, résultant du fait de son occupation par la France depuis 1830.
     Dans une lutte inégale, mais qui a été cependant tout à l’honneur de nos pères, les Algériens ont combattu pendant 17 ans, avec une énergie et une ténacité incomparables pour refouler l’agresseur et vivre indépendants. Le sort des armes ne leur fut malheureusement pas favorable.
     Depuis 89 ans que nous sommes sous la domination française, le paupérisme ne fait qu’augmenter chez nous, pendant que les vainqueurs s’enrichissent à nos dépens.
     La convention signée le 5 juillet 1830 entre le général de Bourmont et le Dey d’Alger nous garantissait le respect de nos lois, de nos coutumes et de notre religion. La loi de 1851 a consacré les droits de propriété et de jouissance existant au temps de la conquête.
     En débarquant à Alger, le 5 mai 1865, Napoléon III lançait un manifeste à la population musulmane : « lorsque, il y a 35 ans, disait-il, la France a mis les pieds sur le sol africain, elle n’est pas venue détruire la nationalité d’un peuple, mais au contraire, affranchir ce peuple d’une oppression séculaire, elle a remplacé la domination turque par un gouvernement plus doux, plus juste, plus éclairé ».
     Nous nous attendions à vivre en paix, côte à côte et en association avec les nouveaux occupants, nous basant sur ces déclarations officielles et solennelles.
     Par la suite, nous nous sommes aperçus, hélas! à nos détriments, que d’aussi belles promesses ne devaient subsister qu’en paroles. En effet, comme au temps des Romains, les Français refoulèrent progressivement les vaincus en s’appropriant les plaines fertiles et les plus riches contrées. Jusqu’à nos jours, on continue de créer de nouveaux centres de colonisation, en enlevant aux indigènes les bonnes terres qui leur restent, sous le prétexte intitulé : « Expropriation pour cause d’utilité publique ».
     Les biens Habous, qui se chiffraient par des centaines de millions de francs et qui servaient à l’entretien des monuments religieux et à venir en aide aux pauvres, ont été pris et répartis entre les Européens, chose extrêmement grave étant donné la destination précise et religieuse qu’avaient assigné à ces biens leurs donateurs.
     De nos jours, malgré la loi de séparation des églises et de l’Etat, le peu de biens Habous qui reste est géré par l’administration française sous le couvert d’une cultuelle dont les membres serviles ont été choisis par elle. Inutile d’ajouter qu’ils ne possèdent aucune autorité.
     Contrairement à notre religion, l’administration profite de toutes les occasions, surtout pendant cette guerre, pour organiser dans nos mosquées et nos lieux saints des manifestations politiques. En présence d’une foule composée surtout de fonctionnaires, on fait lire des discours préparés pour la circonstance par les chefs du culte et on pousse même le sacrilège jusqu’à faire participer la musique militaire à ces manifestations humiliantes pour l’esprit religieux du musulman.
     Voilà ce qu’on a fait des déclarations du général de Bourmont du 5 juillet 1830 et de la loi de 1851.
     Pendant 89 ans, l’indigène a été accablé sous le poids des impôts : impôts français et impôts arabes antérieurs à la conquête et maintenus par les nouveaux conquérants.
     En consultant la balance des recettes et des dépenses de l’Algérie, on voit aisément que, des indigènes surtaxés, la répartition du budget ne tient presque aucun compte de leurs besoins spéciaux. Plusieurs tribus sont sans route et la grande majorité de nos enfants sans école.
     Grâce à nos sacrifices, on a pu créer une Algérie française très prospère, où la culture de la vigne s’étend à perte de vue ; le pays est sillonné de chemins de fer et de routes entre les villages européens. Pas très loin d’Alger on trouve des tribus entières, dont les territoires très peuplés, pauvres et abrupts, sont sans voie de communication. Des agglomérations importantes sont dépourvues de tout. Comme au temps d’Abraham on y puise l’eau avec des peaux de boucs, dans des citernes ou des puits à ciel ouvert. C’est ainsi qu’en tout et pour tout, la part des plus nombreux est la plus faible et la charge des plus pauvres est la plus forte.
     Sous un régime dit républicain, la majeure partie de la population est régie par des lois spéciales qui feraient honte aux barbares eux-mêmes. Et ce qui est typique, c’est que certaines de ces lois qui instituent des tribunaux d’exception (tribunaux répressifs et cours criminelles) datent des 29 mars 1902 et 30 décembre 1902. On peut voir là un exemple de la marche régressive vers les libertés.
     Pour que nous ne soyons pas taxés d’exagération, nous joignons à cette requête deux brochures écrites par deux Français d’Algérie : MM. François Marneur, avocat à la cour d’appel d’Alger et Charles Michel, conseiller général et maire de Tébessa. Elles sont édifiantes sur l’odieuse injustice de ces lois.
     Un autre exemple démontrera la violation de la parole donnée ; le voici :
     Avant 1912, les troupes indigènes étaient recrutées par voie d’engagement volontaire moyennant quelques avantages offerts aux engagés. Ces avantages furent supprimés progressivement et on arriva, en 1912, à la conscription obligatoire, d’abord partielle (10% du contingent) ensuite totale et cela malgré les énergiques protestations des indigènes. L’impôt du sang nous a été appliqué en violation des principes les plus élémentaires de la justice.
     Appauvris, asservis et avilis par le droit du plus fort, nous n’avions jamais pu croire cependant qu’une pareille charge, réservée aux seuls citoyens français, jouissant de tous les droits, viendrait un jour peser sur nos épaules. Des centaines de mille des nôtres sont tombés aux différents champs de bataille, luttant malgré eux contre des peuples qui n’en voulaient ni à leur vie ni à leurs biens.
     Les veuves, les orphelins et les mutilés de cette guerre ont des traitements ou des subsides inférieurs même à ceux des néo-Français. Beaucoup de blessés, incapables de tout travail, viennent grossir les rangs des malheureux qui pullulent dans les villes et les campagnes.
     Il est bien facile à l’observateur impartial de constater la grande misère des indigènes. A Alger même, des centaines d’enfants des deux sexes, déguenillés et rachitiques, traînent leur misère dans les rues en sollicitant la charité publique.
     En réponse de ces faits navrants, le Gouvernement Général de l’Algérie reste absolument indifférent.
     Sous le fallacieux prétexte de ne pas porter atteinte à la liberté, les mœurs se sont complètement relâchées et les boissons alcoolisées sont servies à profusion aux indigènes dans les cafés.
     En vaincus résignés, nous avons supporté tous ces malheurs en espérant des jours meilleurs.
     La déclaration solennelle suivante : « aucun peuple ne peut être contraint de vivre sous une souveraineté qu’il répudie » faite par vous en mai 1917, dans votre message à la Russie, nous laisse espérer que ces jours sont enfin venus.
     Mais, sous la tutelle draconienne de l’administration algérienne, les indigènes sont arrivés à un degré d’asservissement tel qu’ils sont devenus incapables de récriminer : la crainte d’une répression impitoyable ferme toutes les bouches.
     Malgré cela, nous venons, au nom de nos compatriotes, faire appel aux nobles sentiments de l’honorable Président de la Libre Amérique : nous demandons l’envoi de délégués choisis librement par nous pour décider de notre sort futur, sous l’égide de la Société Des Nations.
     Vos 14 conditions de paix mondiale, monsieur le Président, acceptées par les Alliés et les Puissances Centrales, doivent servir de base à l’affranchissement de tous les petits peuples opprimés, sans distinction de race ni de religion.
     Vous représentez au nom du monde entier le digne porte-drapeau du droit et de la justice. Vous n’êtes entré dans cette guerre gigantesque que pour les étendre à tous les peuples. Nous avons une foi ardente en votre parole sacrée. Cette requête est faite pour éclairer votre religion et attirer votre bienveillante attention sur notre situation de parias.
     Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de notre haute considération.

Le plaidoyer est exact sauf pour la surestimation des pertes à la guerre. Malheureusement Wilson, qui aura une attaque cérébrale en septembre 1919 et recevra le Prix Nobel de la paix en novembre 1919, ne pourra pas traduire son idéalisme dans le concret et s’opposer à la coalition anglo-française construite autour des accords secrets Sykes-Picot pour le partage colonial du Moyen-Orient. Les frontières qui résulteront de la Grande Guerre seront la source de conflits ultérieurs, tandis que le colonialisme mondial continuera encore pour longtemps. De plus l’idéalisme de Wilson manquait de probité car il parlait aussi avec admiration du Ku Klux Klan et de la ségrégation dans le Sud des Etats-Unis comme un avantage.

Cette lettre a certainement été préparée avec d’autres Jeunes Algériens mais il est le seul à oser la signer. Elle est remise très discrètement au président Wilson dans les archives duquel elle a été retrouvée. En janvier 1920 la presse coloniale l’accuse d’avoir plaidé la cause de l’indépendance auprès de Wilson, ce que Khaled niera fortement tout en se gardant de la publier et d’en faire alors un manifeste. Pour ces raisons, elle ne jouera aucun rôle politique dans la suite des événements. Dommage!

L’oligarchie coloniale orchestre alors une campagne de diffamation contre lui et en lui attribuant de sombres desseins subversifs anti-français, fanatique religieux et nationaliste, et fait agir ses représentants à Paris pour obtenir un durcissement des dispositifs sécuritaires. Par son panache et son attitude indépendante et exempte d’obséquiosité il incarne pour les partisans de l’ordre colonial une entité maléfique car pour eux il n’y avait aucune nuance de gris possible entre la soumission et l’insurrection. Mais Khaled continue de demander d’accorder toute confiance aux Français chevaleresques et de mettre en avant les vœux des indigènes et d’engager ses semblables à accéder par des voies légales vers une situation supérieure. Son action politique au sein des assemblées où il était élu vont dans ce sens. Il se rend à Paris en 1920 en compagnie de deux autres Jeunes Algériens pour militer contre le rétablissement du régime de l’indigénat mais arrive trop tard pour peser sur le débat parlementaire.

Il y avait des tensions entre Jeunes Algériens notamment sur la question de la naturalisation mais les tendances se réconcilient pour présenter en octobre 1920 la démission des conseillers municipaux musulmans d’Alger. La nouvelle liste d’union présidée par Khaled est élue en janvier 1921 contre la liste manipulée par le pouvoir colonial. Khaled et les Jeunes Algériens ne cessent de répéter leur objectif « On cherche à nous représenter comme nationalistes et anti-français, parce que nous sommes indépendants. Aujourd’hui que nous payons les mêmes droits et remplissons les mêmes devoirs que les Français, nous devons sans conteste être régis par  le droit commun », pour contrer les calomnies coloniales les associant avec le panislamisme, la recherche de l’indépendance et/ou le communisme.

En mai 1921, Khaled et quelques uns de ses amis politiques sont découragés et Khaled démissionne de ses mandats. « Je ne vois pas, disait-il, l’efficacité de notre présence dans ces assemblées. Noyés dans une écrasante majorité,  étant en outre une minorité dont un grand nombre est dépendant, nos voix et notre action se trouvent de ce fait complètement annihilées». Mais les conseillers municipaux indigènes lui demandent de revenir sur sa décision, ce qu’il fait en se représentant à l’élection partielle et en étant réélu avec une très forte marge.

L’oligarchie coloniale essaye d’obtenir l’autonomie de la colonie tandis que Khaled, ne voulant pas être à la merci des colons, pousse au contraire pour une représentation parlementaire indigène en métropole pour sauvegarder le rôle d’arbitre de celle-ci, l’informer et tenter de contrebalancer la pression coloniale. Cette position est d’abord présentée à la commission sénatoriale chargée d’étudier les réformes algériennes. Puis arrive la visite officielle du Président Alexandre Millerand en avril 1922. Le gouverneur général Théodore Steeg donne à Khaled l’autorisation de s’adresser à l’illustre visiteur, fixe le lieu et la date et revoit et corrige le discours que Khaled lui soumet et que voici:

     Monsieur le Président de la République,
     Permettez-moi, en ma qualité de représentant élu de la population musulmane au conseil municipal, au conseil général et aux délégations financières, de vous adresser nos souhaits respectueux de bienvenue.
     Dans la longue et attentive visite dont vous voulez bien honorer l'Afrique du Nord, l'Algérie ne peut avoir, pour vous recevoir, que des mots de reconnaissance et de joyeux accueil.
     Soyez le bienvenu pour l'honneur insigne que vous nous faites, pour la marque de haut intérêt que vous nous témoignez et pour l’espérance qu'elle fait naitre dans nos cœurs.
     A la veille du centenaire de l'occupation française, cette haute marque de bienveillance peut-elle avoir d'autre but que de proclamer hautement que les habitants de l'Algérie, sans distinction de confession et de race, sont également les enfants de la France et ont un égal droit à son foyer?
     Au moment où, d'un bout à l'autre de la terre, le monde, bouleversé par un cataclysme sans précédent, essaye de reprendre son équilibre normal, les musulmans algériens demandent instamment à la France de leur continuer sa tendre sollicitude en développant les libertés qu'elle leur a déjà si généreusement accordées, afin de leur permettre de prendre définitivement rang dans la grande famille française.
     Ce ne sont pas les quelques réserves ou restrictions nécessitées par leur statut personnel qui pourraient mettre obstacle à leur définitive adoption et vous faire hésiter.
     Leur loyalisme n'a connu ni réserve ni hésitation lorsqu'à l'heure du danger, ils ont combattu pour la défense du droit et de la liberté, soutenus par la plus grande France.
     Ce n'est pas le simple fait du hasard que, suivant la noble tradition léguée par l'émir Abdelkader, ils ont, depuis la conquête, observé religieusement la parole donnée à la France et le serment prêté.
     De tous les peuples, le peuple français, par sa glorieuse histoire et son génie, est celui avec lequel ils peuvent le mieux s'entendre et fraterniser.
     Une occupation quasi-séculaire, une fréquentation journalière, la lente et sûre association des intérêts et des idées ont créé des liens puissants qu'il serait impossible de rompre.
     Un siècle de vie commune fait que nous ne pouvons plus nous passer de la France, de son gouvernement organisé, de la paix qu'il procure, des possibilités de développement qu'il offre aux facultés de l'individu, de sa bienveillance naturelle, enfin!
     Or, si le libre jeu de ses institutions permet à ses propres enfants le plein épanouissement de leurs moyens, nous souhaitons qu'il en soit bientôt de même pour vos enfants adoptifs, dont les intentions sont parfois mal interprétées ou incomprises.
     La tâche de collaboration entière avec vous qui reste à accomplir ne peut être menée à bien que par des hommes éclairés et mandatés par nous.
     C'est pourquoi avec la déférence et le respect dus à l'hôte illustre que vous êtes, nous venons solliciter une représentation musulmane au Parlement français. Seule, elle serait capable de porter à la Mère-Patrie, l'expression de notre indéfectible attachement et de sceller l'anneau de notre destinée à la longue tradition de gloire qui place la France dans le monde, à la tête de la civilisation et du progrès.
     Nous avons mérité cet honneur et elle considérera sans doute qu'elle se doit à elle-même de nous l'accorder.
     Dans l'Algérie musulmane, il peut se rencontrer des gens arriérés, des esprits incultes, il ne se rencontre pas un seul antifrançais.
     C'est pourquoi, loyalement, nos mains et nos cœurs se tendent vers la France. Nous vous demandons de ne pas les repousser, de même que nous vous prions, Monsieur le Président de la République, ainsi que les personnalités éminentes qui vous accompagnent, de bien vouloir vous faire les interprètes de nos aspirations et le cas échéant de vous porter garant pour nous. Nous sommes certains de ne vous avoir pas sollicité en vain.
     Le souci que nous avons de nous créer, au sein de la France, une situation digne d'elle et digne de nous, est la meilleure preuve que nous sommes de bons Français et que nous n'avons d'autre but que de resserrer davantage les liens qui nous attachent à la Mère-Patrie.
     Vive la France! Vive l'Algérie! Vive le Président de la République!

Ce n’est pas un spectacle sans grandeur que de voir le petit-fils d’Abdelkader parler presque d’égal à égal avec le président de la république. Puis, toujours dans un grand silence, tout le monde prête alors attention à la réponse de Millerand qui d’une voix très nette, assurée et scandant bien ses paroles dit qu’il ne doute pas qu’un jour vienne où les droits politiques déjà si considérables des indigènes soient augmentés; il rappelle que le parlement a voté la loi considérable de 1919 en réponse aux sacrifices de la grande guerre; il estime qu’il serait prudent d’attendre que les colons et les indigènes aient pu en apprécier les résultats avant d’aller plus loin; enfin il est convaincu que les indigènes poursuivront, en plein accord avec les colons, une association heureuse et productive.

La réponse, visiblement bien préparée, de Millerand ne pouvait pas être plus positive étant donné ses faibles pouvoirs institutionnels et elle avait le mérite de ne fermer aucune porte. Mais la scène de cet échange de discours officiels était intolérable pour les coloniaux et il leur fallait, eux, bien fermer cette porte au plus vite. Le préfet d’Alger Albert Lefébure avait essayé d’écarter Khaled de la visite présidentielle mais n’avait pas été suivi par le gouverneur Steeg. Mais maintenant ses services prennent contrôle de la communication et déforment sciemment l’échange pour le décrire comme « un incident grave, intolérable, un discours inopiné, inattendu, intempestif, un véritable coup de force et une manifestation de nationalisme indigène ». Steeg a beau essayer de corriger mollement et de dire lui « qu’il faut voir dans cette revendication une marque d’attachement à la France et l’admiration pour ses institutions », il ne fait pas le poids. Les journaux coloniaux reprennent et accréditent la légende du « fameux incident du 20 avril 1922 » qui a dupé beaucoup de journaux métropolitains et plus tard d’historiens un peu légers qui n’ont visiblement pas lu le texte du discours.

L’oligarchie coloniale ne pouvait pas tolérer que la question d’une représentation à la Chambre fût seulement posée. Les délégués financiers indigènes en font la demande mais le président de cette assemblée s’oppose à ce que cette demande soit enregistrée. A la Chambre des députés elle-même, un amendement est présenté par MM. Marius Moutet et Blaise Diagne (premier Africain de l’empire colonial à siéger à la Chambre) prévoyant une représentation parlementaire aux indigènes algériens. Les élus colonialistes obtiennent son rejet sur la base hypocrite qu’il retarderait l’assimilation. De son côté à Alger, Lefébure redécoupe artificiellement les circonscriptions électorales pour cibler et isoler trois Jeunes Algériens qui sont ainsi battus. La campagne d’amalgames, de calomnies, de légendes malveillantes et de citations adroitement truquées bat son plein et résonne bien avec l’extrême-droite nationaliste métropolitaine qui met son poids derrière elle.

En avril 1923, Khaled cède à une troisième crise de découragement et démissionne de ses mandats. Ses amis Jeunes Algériens sont ensuite battus dans des élections si suspectes que même les conseillers municipaux européens de Sétif envoient un vœu de protestation demandant « qu’à l’avenir les électeurs musulmans ne soient l’objet d’aucune tentative de pression ou d’intimidation et puissent indiquer librement leurs préférences ». Khaled se sent menacé et la question de sanctions administratives contre lui (supprimer sa pension, par exemple) revient périodiquement. Il annonce son départ en exil mais ne partira qu’en juillet 1923 pour l’Egypte.

En mai 1924 le Cartel des Gauches remporte les élections législatives françaises et Edouard Herriot, favorable aux Jeunes Algériens, est nommé Président du Conseil en juin et cela redonne de l’espoir à Khaled qui se rend à Paris en juillet. Presque sans fidèles dans cette ville, il se tourne vers le parti communiste pour assistance et celui-ci organise des événements populaires en son honneur et tente d’utiliser son nom. Le 3 juillet il publie la lettre suivante au Président Herriot, qu’il signe « E. Khaled, en exil »:

     Monsieur le Président,
     Les musulmans algériens voient en votre avènement au pouvoir un heureux présage, une ère nouvelle pour leur entrée dans la voie de l’émancipation. En ma qualité d’un des plus simples défenseurs de la cause des indigènes de l’Algérie, exilé pour avoir pris ouvertement la défense de leurs intérêts vitaux, j’ai l’honneur de soumettre au nouveau chef du gouvernement français le programme de nos revendications primordiales :
     1. représentation au parlement, à proportion égale avec les européens algériens;
     2. suppression pleine et entière des lois et mesures d’exception, des tribunaux répressifs, des cours criminelles, de la surveillance administrative, avec retour pur et simple du droit commun;
     3. mêmes charges et mêmes droits que les Français en ce qui concerne le service militaire;
     4. accession pour les indigènes algériens à tous les grades civils et militaires, sans autre distinction que le mérite et les capacités personnelles;
     5. application intégrale aux indigènes de la loi sur l’instruction obligatoire, avec liberté de l’enseignement;
     6. liberté de presse et d’association;
     7. application au culte musulman de la loi de la séparation des cultes de l’Etat;
     8. amnistie générale;
     9. application aux indigènes des lois sociales et ouvrières;
    10. liberté absolue pour les indigènes de toute catégorie de se rendre en France.
     Ne se trouvant pas en contradiction avec le programme libéral de votre ministère et de votre parti, nous avons le ferme espoir que nos légitimes desiderata, ci-dessus exprimé, seront pris en haute considération.

On remarquera que cette lettre est d’un style beaucoup moins fluide que sa lettre au président Wilson ou que son discours au président Millerand. Il explique abondamment ces dix points dans une conférence. Il est bien dans une logique d’assimilation, de justice et d’égalité sans revendication nationaliste mais ses thèmes seront repris plus tard par le nationalisme naissant. Cependant son association pragmatique avec les communistes a été mal pensée et est mal vue des milieux politiques français associés dans le Cartel des Gauches et cela lui fermera les portes. Il retourne en Egypte à l’automne. Il décède en janvier 1936 à Damas.

Le capitaine émir Khaled est donc un personnage attachant, historique, romantique, plein de panache mais bien humain et bien loin des politiciens professionnels d’aujourd’hui. La période dans laquelle il a vécu a été cruciale dans l’histoire de l’Algérie coloniale car on voit bien maintenant comment le destin aurait pu prendre un chemin plus heureux. Le choix d’une assimilation progressive et par étapes a été prise mais cela aura été une erreur car les forces politiques divergentes seront plus fortes plus tard. L’occasion perdue ne se représentera pas, en tout cas pas une aussi belle! Il s’est engagé sans retenue, sans arrière pensée et avec beaucoup de vaillance dans une carrière militaire française mais le personnage atypique qu’il était, l’hostilité de Lyautey et son refus de demander la naturalisation lui ont singulièrement compliqué la tâche. Il n’a vécu que quelques années en Algérie mais avait de l’empathie pour ses semblables, indigènes moins favorisés que lui et voulait mettre son prestige et son aisance dans la culture française à leur service en troquant son sabre pour une plume et en se battant dans le domaine des idées dans la patrie des droits de l’homme. Oui mais malheureusement cette patrie chérissait aussi en cette période le double langage et l’hypocrisie en faveur de l’idéal colonial qui atteint son apogée en 1930-31. Le terrain glissant penchait trop du mauvais côté. Les intérêts coloniaux étaient encore trop puissants et trop aveugles pour ne pas s’enraciner jusqu’au bout dans les mauvaises manières qui s’étaient bien établies en Algérie. On peut aussi constater à quel point l’oligarchie coloniale a manqué de clairvoyance car elle n’adoptera les idées de Khaled qu’en toute dernière phase de sa présence en Algérie alors que c’était une guerre trop tard. Ce comportement de l’oligarchie a conduit à sa fin dramatique cinquante ans plus tard. C’est dommage aussi que Khaled n’ai pas su mieux fédérer les bonnes volontés algériennes des tendances variées et multiples de l’époque autour de ses idées saines. Il n’a pas su organiser le combat des idées pour triompher dans la durée. Il n’a pas su organiser un mouvement politique ou associatif dans l’adversité d’un environnement hostile. Il n’a pas su se battre sur le terrain de la communication politique et se protéger des coups bas qu’on lui donnait et qu’il prenait sans doute trop personnellement et trop fièrement. Finalement, s’il avait bien vu qu’il fallait porter le combat des idées dans le milieu intellectuel et politique métropolitain, il n’a pas su comment s’y prendre ni avoir la patience et l’endurance nécessaire.


Pour en savoir plus:

1893: Les impôts arabes en Algérie par A. Bochard

1922: Discours de Khaled à Millerand

1966: L’émir Khaled, petit-fils d’Abd El-Kader, fut-il le premier nationaliste algérien ? par Charles-Robert Ageron

1994: L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974 par Guy Pervillé

2006: 1912-1919 : premier « dérapage » de la politique algérienne

Wiki: Statut juridique des indigènes d’Algérie

Frères d’armes: Emir Khaled